Le Bruit

nouvelles et histoires courtes

La bascule

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Par Arnaud Lander

Comment penser que tout pourrait redevenir normal.

Cela lui faisait penser aux mégalithes qu’il avait parfois croisés en vacances dans l’Ouest. Alignés là, à l’épreuve du temps, comme sortis d’un monde figé, autour duquel tout avait changé. Il avait ce sentiment d’être le mégalithe, inamovible pendant que le bruit infernal grandissait autour.

L’innocence et la liberté avaient su se faire une place dans son cerveau jadis, mais aujourd’hui elles étaient devenues plus que tout exposées. Comme si ses pensées avaient cristallisé et se retrouvaient là, vulnérables et fragiles, prêtes à être écrasées par des circonstances malheureuses. Comme quelqu’un prend la vie d’une bête sauvage en la pulvérisant contre son châssis une nuit d’octobre sur l’autoroute, quelque chose allait arbitrairement détruire et réduire en bouillie tout ce qu’il avait construit dans sa tête depuis la nuit des temps. Un jour. Bientôt. C’était inéluctable.

Il ressentait la menace. Il pouvait presque la matérialiser dans son corps. Quelque part entre le cœur et le ventre, nichée là, elle était entrée dans un recoin inaccessible il y a des années de cela et n’avait fait que grandir, violences après violences, concours de circonstances après concours de circonstances, attentats après attentats.

Il l’avait ressentie dès l’enfance quand les camarades de jeu ne revenaient plus, d’un coup, comme extraits par une force extérieure. Il l’avait vue en allumant la télé au retour du collège ce fameux mardi de septembre. Il l’avait aperçue dans l’ombre des barres quand il prenait le bus tard le soir pour rentrer du lycée après les cours de musique. Il l’avait imaginée quand il commençait à prendre le métro seul alors même que la mort frappait dans d’autres capitales d’Europe.

Il l’avait presque sentie, goûtée quand les lieux où il prenait des brunchs, des pintes et de la musique étaient devenus des tombeaux ouverts. Il l’avait entendue concasser des corps en bord de cette Méditerranée où il allait se baigner ado, et il en faisait toujours d’immondes cauchemars.

Aujourd’hui il frissonnait encore en devinant ses contours dans le noir au moment où il montait au lit tous feux éteints pour ne réveiller personne. 
La menace l’avait suivi jusque chez lui.

Il ne savait plus dormir, trop pollué par le bruit noir incessant, qui semblait parfois l’entourer comme une aura maléfique, presque palpable. Comme une ombre inquiétante qui déployait peu à peu ses ramifications putrides dans son système artériel. Il avait l’impression de pourrir à petit feu, persuadé qu’un jour il étoufferait, dans une sensation de bain de sang noir coagulé qui l’aurait envahi par l’intérieur. La menace foutrait alors le feu à son foyer.

Comment penser que tout pourrait redevenir normal alors même qu’une tectonique des plaques invisible avait déjà entamé son œuvre il y a des décennies. Il était impossible de défaire ce grand mouvement de fond, indépendant de toute volonté humaine.

Ce n’était qu’une question d’équilibre. Le néant, la vie, puis la fuite en avant. Et le chaos, avant le réalignement. Plus d’un demi-siècle de paix avait forcément pour conséquence de négliger les signaux faibles. D’occulter la violence qui rampe dans les bas-fonds et cherche une voie pour irriguer les Hommes. Et forcément, elle trouverait toujours son chemin, sous une forme ou une autre, car le bien n’existe pas sans le mal.

Sommes-nous réellement impuissants contre ce cycle perpétuel ? Que pouvons-nous y faire d’autre que de tenter de vivre ? Chérir ses propres souvenirs, ses instants précieux, façonner un avenir plus beau pour ses propres enfants, n’est-ce pas déjà là une victoire essentielle contre l’obscurantisme ? Quel est le poids de nos destins individuels dans la lente dérive d’un univers qui nous échappe ? Sommes-nous réellement de taille ?

Cette lente agonie le révoltait. Années après années, il avait beau se battre, la violence n’avait fait que gagner du terrain en lui. Parfois, il avait envie de tout casser. Et parfois il pleurait en imaginant un monde meilleur pour les êtres qu’il aimait. Et toujours il griffonnait les marques de sa solitude morbide, cherchant un moyen de matérialiser ce que son cœur malade n’arrivait plus à supporter, par tout moyen.

En fait, n’était-ce pas là le problème ? Ressentir la menace, l’intérioriser, la refouler, n’était-ce pas cela qui la faisait survivre ? Jusqu’à ce qu’elle s’expulse un jour sous une forme ou une autre, décongestionnant le pourri en soi ?

La peur. Celle qui nous ronge, nous frustre, et nous angoisse jusqu’à nous faire perdre pied, jusqu’à provoquer la bascule sur un chemin dont on ne revient jamais. N’était-ce pas elle l’ultime point de rencontre entre les justes et les fous ?

 

Il sortit de ses pensées et rechargea sa kalachnikov.


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