La piscine
Il aimait regarder les Jeux Olympiques. Il se souvenait des JO de Sydney et des nuits passées à veiller en attendant qu’un français passe à la télé. Comme dans la plupart des événements sportifs de ce genre, il n’en connaissait jamais aucun ou très peu, mais en bon chauvin de son état, il appréciait d’encourager les tricolores quels qu’ils soient. Il baillait toute la nuit et s’endormait même parfois, mais il aimait bien être seul, comme ça, devant sa télé. La nuit. Au calme.
A l’époque il était sûrement trop jeune pour les nocturnes de ce genre, et ses parents auraient peut-être dû faire quelque chose. S’il n’avait pas pris ces mauvaises habitudes, peut-être que les insomnies ne se seraient jamais installées. Peut-être qu’il aurait été normal après tout. Mais avec des si on referait le monde. Alors non, il fallait assumer. Ainsi il avait continué.
Vraiment, cette nuit lui rappelait Sydney 2000. On était en septembre, on ne savait pas s’il faisait chaud ou froid. Cela dépendait des années.
Mais celle-ci, à coup sûr, lui paraissait glaciale. Une énième nuit à veiller. Une nuit d’un septembre froid. Sydney était maintenant vingt ans derrière lui. Il avait vieilli. Années après années, tout devenait un petit peu plus flou.
Ce vendredi il avait reçu les résultats de ses examens. Il avait été choqué et en même temps il avait l’impression qu’il s’y attendait depuis toujours. C’était vraiment bizarre. En décalage complet avec la situation d’aujourd’hui. Il avait construit sa vie, épousé une femme, adopté un chien, acheté une maison, fait un bébé, aménagé le jardin. Fait un autre bébé. Creusé une piscine.
Le soleil de Clisson venait brûler sa terrasse tous les étés et il ne regrettait absolument pas d’avoir misé sur une piscine. En plus d’être rafraîchissante d’avril-mai à septembre – la région était très ensoleillée – elle lui donnait un avantage concurrentiel certain lorsqu’il s’agissait d’accueillir des métalleux tous les mois de juin et que la course aux hébergements se lançait entre riverains.
Il avait fait creuser une piscine. L’archétype du mec qui a pris l’ascenseur social et a fini par oublier ses origines. Ce mec qui allait organiser des barbeucs en polo Tommy Hilfiger autour de tablées où on ne compte plus les centaines d’euros dépensées en victuailles et boissons, mais c’est normal on est entre potes faut profiter de la vie. Ce mec de trente-cinq ans qui avait foncé pendant des années sans se retourner. Ce mec qui roulait en Tiguan, toujours à 130 sur les routes à 110, toujours à 150 sur les routes à 130. Avec les gosses qui braillent à l’arrière et la bonne femme place passager qui ne dit rien devant les enfants mais déballera tout le soir au moment de se coucher.
Ce vendredi-là, il était en télétravail. Sa femme l’avait poussé à demander du temps à distance à son chef, parce qu’elle en avait marre qu’il rentre à vingt heures tous les soirs. Il avait obtenu deux vendredis par mois.
Du coin de l’œil pendant sa réunion Teams, il avait vu le facteur passer et déposer l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Une fois la conf call terminée, il était allé se faire un café. Il avait ouvert la baie vitrée au chien, et puis il était allé chercher le courrier.
Il avait d’abord vu le logo du groupe Iris Grim. Quel nom de merde pour un centre IRM. Il n’aimait pas aller là-bas, c’était surpeuplé de vieux tout droit venus de l’Hôpital Pierre Delaroche. Il détestait les vieux, qui sentaient tous la mort. Et comme il avait un jour décidé de vivre comme s’il était immortel, il ne voulait pas de ces images qui lui rappelaient qu’un jour il deviendrait viande.
Même si années après années, tout devenait un petit peu plus flou. La concentration était moins solide. Mais il ne s’en préoccupait pas.
D’où la claque ce vendredi. Vraiment, il ne s’attendait pas à ce que ressurgisse cet ado coincé hypochondriaque qui avait trouvé la bonne excuse des JO de Sydney pour ne pas s’avouer à lui-même ni aux autres qu’il refusait de dormir parce qu’il avait peur de mourir. Il ne s’attendait pas à se retrouver dans cet état, tout ça à cause d’un bout de papier. Il ne s’attendait pas à ce diagnostic.
Pourtant à l’époque il en était sûr car il avait vu une brève à ce sujet dans le Télé-Star de sa mère, dans la première partie, où on trouvait des articles écrits par des pseudo-journalistes niveau stagiaire. C’était forcément pour lui. Peu importe la forme, car la moindre information, le moindre texte, la moindre énonciation même de l’idée était forcément un signe, forgeant sa conviction qu’il allait tomber malade. Le simple fait qu’on en parlât était forcément tourné contre lui. Il était ciblé et il allait crever.
Et puis il avait oublié. Il avait vécu car c’est à ça qu’il fallait penser. Pas à la mort. Il se faisait trop d’idées noires, c’est ce que tout le monde lui disait. Alors un jour il s’était dit que tout le monde avait raison et que lui avait tort. Ça l’avait libéré et il avait pu enfin grandir. Sortir de cette enfance troublée de parano. Malade dans la tête au point de se rendre malade physiquement.
Mais années après années, tout devenait un petit peu plus flou. La concentration était moins solide. Les sautes d’humeurs plus présentes. Il avait fini par exploser. Mais pas au boulot bien sûr. En privé, à la maison. Sa femme lui avait dit qu’il était fou. Il avait senti quelque chose se passer dans sa tête. Comme une réaction chimique. Et puis tout s’était inversé. Il s’était trouvé con. Il s’était excusé. Elle lui avait dit qu’elle voulait qu’il consulte. Ce qu’il avait fait en allant chez Nathalie Gillet.
Quel nom de merde pour une psychologue. Il n’aimait pas aller là-bas, c’était surpeuplé de vieux tout droit venus de l’Hôpital Pierre Delaroche. Il détestait les vieux, qui sentaient tous la mort. Et comme il avait un jour décidé de vivre comme s’il était immortel, il ne voulait pas de ces images qui lui rappelaient qu’un jour il deviendrait viande.
Après quelques mois de consultations, la psy était vraiment inquiète. Elle l’avait beaucoup écouté, mais elle avait fini par trouver un truc bizarre. De l’incohérence. Comme si quelque chose commençait à débloquer là-haut. Alors elle l’avait redirigé vers un psychiatre, qui pourrait lui prescrire ce qu’il faut comme examens. Voire plus si affinités.
Il s’était organisé avec tout ça même si ça le faisait clairement chier. Sa femme avait menacé de le quitter s’il arrêtait. Elle avait peur pour les gosses. Lui se disait qu’elle faisait encore son psychodrame habituel, mais avait tout de même décidé de sacrifier une heure par semaine pour acheter la paix.
Le problème du psychiatre, c’est qu’il fallait aller à Nantes pour en trouver un. Clisson était un très joli endroit mais n’était pas suréquipé en professionnels de la caboche. Des femmes-psys quinqua avec un air blasé on en trouvait, mais des vrais médecins, pas vraiment. Alors il était allé à Nantes. Régulièrement. Comme la psychologue avait envoyé un mot au psychiatre avant la première consultation, celui-ci avait pris le temps d’étudier la question en long et en large pour évacuer le doute. Mauvais signe : le doc avait beaucoup étudié la question. Apparemment le doute était encore là. Persistant. Mais lui ne s’inquiétait pas. Il se faisait trop d’idées noires, c’est ce que tout le monde lui disait.
Jusqu’à ce jour où il avait fait un léger malaise au volant en allant chez le psychiatre. Une sensation de déséquilibre, comme il en avait déjà eu quelques fois par le passé en se disant que ce n’était rien. Mais surtout sa vue qui s’était troublée tout à coup alors qu’il doublait un camion sur la D137. Par chance il avait gardé le contrôle, et puis la sensation s’était dissipée. Il en avait parlé au psychiatre, mais ne s’attendait pas à voir dans ses yeux une telle illumination. Comme un tilt. Le médecin lui avait alors prescrit toute une panoplie d’examens.
Il n’était pas très serein après ce que lui avait dit le docteur. Cela lui avait ravivé des souvenirs pas très heureux. Il ne s’attendait certainement pas à ce que ressurgisse cet ado coincé hypochondriaque qui avait trouvé la bonne excuse des JO de Sydney pour ne pas s’avouer à lui-même ni aux autres qu’il refusait de dormir parce qu’il avait peur de mourir.
Après quelques semaines d’hésitation, il avait pris rendez-vous au cabinet d’imagerie médicale Iris GRIM. Le médecin lui avait pourtant dit qu’il ne fallait pas traîner. Mais lui avait un jour décidé de vivre comme s’il était immortel, il ne voulait pas de ces images qui lui rappelleraient qu’un jour il deviendrait viande.
Puis il avait senti quelque chose se passer dans sa tête. Comme une réaction chimique. Et puis tout s’était inversé. Il s’était trouvé con. Alors il avait appelé le numéro. La secrétaire, très aimable, lui avait fixé un rendez-vous rapidement. Elle aussi avait l’air inquiète, même si elle essayait de le cacher.
Il n’en avait pas parlé à sa femme. Il ne savait pas trop comment lui en causer sans déclencher une crise. Elle avait peur pour les gosses. Lui se disait qu’elle ferait encore son psychodrame habituel, et avait donc décidé de sacrifier une heure incognito dans son planning Outlook du boulot pour acheter la paix.
Les résultats n’avaient pas tardé à arriver. Pourtant les laborantins avaient eu du travail : électroencéphalogramme, IRM, ponction lombaire. En quelques jours seulement tout avait été analysé. Le matin même le psychiatre l’avait appelé, sûrement pour lui annoncer. Mais il n’avait pas répondu. Il avait préféré attendre le facteur, comme pour repousser l’échéance.
Du coin de l’œil pendant sa réunion Teams, il l’avait vu passer et déposer l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Une fois la conf call terminée, il était allé se faire un café. Il avait ouvert la baie vitrée au chien, et puis il était allé chercher le courrier.
Il avait ouvert l’enveloppe. Il avait pris une claque. Vingt ans passés à enfouir la vérité. Il le savait pourtant. Depuis le départ.
Abasourdi, il avait posé son après-midi. Il était allé barboter dans la piscine malgré les températures en chute. Il avait fait quelques longueurs mais même Éric Moussambani était sûrement meilleur que lui. Il avait abrégé. S’était fait un autre café. Il avait attendu que sa femme rentre, avec son fils qui revenait de l’école et sa fille de la nounou. Il les avait embrassés. Sa femme était contente. Alors lui aussi était content. Il n’allait pas la décevoir pour une fois. Ils avaient pris l’apéro. Passé une bonne soirée. Puis elle était partie se coucher, et lui en était là. A ne pas dormir.
Vraiment, cette nuit lui rappelait Sydney 2000. On était en septembre, on ne savait pas s’il faisait chaud ou froid. Cela dépendait des années. Mais celle-ci, à coup sûr, lui paraissait glaciale. Une énième nuit à veiller. Une nuit d’un septembre froid. Sydney était maintenant vingt ans derrière lui. Il avait vieilli. Années après années, tout devenait un petit peu plus flou.
Il veillait. Se renseignait sur internet. La moindre information, le moindre texte, la moindre énonciation même de l’idée était forcément un signe, forgeant sa conviction qu’il était malade.
Probable à 95%. C’est ce que disait le papier.
Il était ciblé et il allait crever.
Creutzfeldt-Jakob. Quel nom de merde pour une maladie.
← Retourner sur la page d'accueil