Le nuage
Elle avait 9 ans. Les grandes vacances étaient demain. Elle ne le savait pas, mais Papa était venu la chercher à l’école car aujourd’hui il ne travaillait pas. Ça n’arrivait pas souvent car Papa était toujours très occupé, il avait toujours des rendez-vous et même à la maison il était souvent à son bureau pour finir ses dossiers.
D’habitude c’était Maman qui venait en voiture. Elle allait d’abord chercher Arthur chez Tatie, elle l’attachait à l’arrière dans le siège-bébé, puis elle venait à l’école la chercher. Elle aimait bien quand Maman arrivait. Postée sur le gros rocher à côté de la porte de l’école, elle scrutait toujours au loin les voitures qui arrivaient, et trépignait d’impatience quand Maman apparaissait à l’angle du carrefour pour ensuite venir se garer près d’elle. Elle la faisait alors monter près d’Arthur, lui disait de bien attacher sa ceinture, et ils rentraient à la maison pile pour l’heure du goûter.
Mais cette fois-ci c’était Papa. C’était toujours un peu différent avec Papa, et surtout très rare. Et cette fois-ci était encore plus bizarre que d’habitude.
Déjà la maîtresse avait été gentille, car c’était l’avant-dernier jour avant les vacances. A l’heure habituelle où ils notaient leurs devoirs, elle leur avait dit de ne pas sortir leurs cahiers de textes, car demain ils regarderaient un film. Elle était très contente de ne pas avoir à faire ses devoirs tout à l’heure, et en même temps elle n’était pas complètement à l’aise à l’idée que les choses allaient se passer différemment. Elle aimait bien ses habitudes et était toujours un peu perturbée quand elles changeaient. Maman lui disait toujours que c’était son petit ange et sa petite fille modèle, mais au fond, tout ça allait de pair avec le fait qu’elle travaille bien à l’école. Elle le savait.
La maîtresse avait regardé l’horloge, élevé la voix pour dire ça y est les enfants, c’est la fin de la journée, allez prendre vos vestes et on y va. Alors elle avait fait ça. Elle avait récupéré sa veste que Maman lui avait acheté quelques mois avant auparavant pour pas qu’elle ait trop chaud quand les beaux jours reviendraient. Elle s’était mise deux par deux avec Louis, et puis ils avaient marché dans la cour. Tous les jours ils devaient traverser le terrain de basket pour se diriger vers la cantine, à côté de laquelle il y avait le portail. Elle aimait bien quand on traversait le terrain, car c’était très dégagé. Beaucoup de bitume, peu d’arbres, mais une immensité d’espace dans laquelle elle aimait se plonger, rêveuse.
Depuis le CE1 elle avait repéré qu’à cette période de l’année, le ciel à 16h30 commençait légèrement à être moins intense, que les nuages brillants faisaient moins mal aux yeux, et que cela annonçait la fin de journée avec Maman. Elle aimait bien les nuages, souvent ils ressemblaient à de la chantilly. On avait envie d’avoir une très grande cuillère qui permettrait d’aller chercher dedans, ou même une échelle qu’on poserait contre le gymnase – le bâtiment le plus haut de l’école – pour monter, monter, et encore monter, jusqu’à pouvoir grimper sur cette plate-forme moelleuse et toute blanche dans laquelle elle se roulerait tout en attrapant des morceaux de nuage. Du nuage partout, doux comme un doudou, moelleux comme de la brioche, tout en blanc.
Mais cette fois-ci la fin de journée c’était bien avec Papa.
Elle aimait fort son Papa qui était toujours gentil avec elle, même s’il n’était jamais là très longtemps. Mais aujourd’hui il était là, après la cantine, derrière le portail. Il ne portait pas son costume habituel, il avait mis un pull détente. Il attendait patiemment. Il tenait un sachet gras dans la main gauche, et en la voyant arriver il lui fit un grand signe de la main droite pour lui dire qu’il était là. Elle était toute contente de retrouver Papa, surtout quand elle comprit qu’il lui avait acheté un pain au chocolat.
Elle n’aimait pas trop les surprises, même si celle-là était vraiment bien. Papa ne lui avait rien dit ce matin et elle n’était au courant de rien, mais c’est vrai qu’à bien y réfléchir, elle avait entendu Maman en bas dans la cuisine dire à Papa qu’aujourd’hui ce serait bien qu’il prenne du temps pour lui. Il lui avait alors répondu qu’il en avait un peu marre et qu’il allait poser son après-midi. Et c’est ce qu’il avait fait. Et c’était pour venir la chercher. Son Papa c’était vraiment le meilleur Papa du monde.
Comme il était venu à pied, ils allaient pouvoir se promener. Dans sa tête ça tourneboulait encore, ça tourneboulait depuis que la maîtresse avait dit qu’il n’y aurait pas de devoirs, depuis qu’elle s’était rendu compte que dans deux jours elle n’allait plus aller à l’école. Ça tourneboulait comme souvent, en se posant plein de questions. Ça faisait des sensations bizarres qu’elle n’aimait pas trop. Elle avait un peu peur et même par moments elle avait chaud. Elle n’en avait pas parlé à Maman.
Mais tout ça ce n’était pas grave maintenant que Papa était là. Surtout s’il avait ramené un pain au chocolat. Il savait ce qu’elle ressentait, elle lui avait dit.
Arrivant près de lui, elle le serra très fort dans ses bras. Elle le serra le plus fort possible pour chasser ses sentiments bizarres. Il la souleva et la serra fort à son tour en lui disant que tout allait bien se passer. Il savait, et elle aimait très fort son Papa quand il était comme ça. Elle était heureuse et rassurée, et souhaitait que ce sentiment dure pour toute la vie.
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Ce squat puant au fin fond de Berlin-Est n’est vraiment qu’une chiure posée là au milieu de l’Histoire de l’Europe. Comment cette ville aux milles symboles a pu devenir l’endroit où elle tomberait si bas ? C’est cliché, la petite meuf occidentale égarée sur le chemin de la vie qui se retrouve à jouer la traînée pour quelques seringues de plus. Et pourtant elle était tombée dans ce cliché, comme une grosse conne.
Elle se détestait de ne pas avoir écouté, de n’en avoir fait qu’à sa tête depuis toujours. Elle aurait dû être moins bornée. Elle aurait dû écouter les golios bienpensants qui faisaient de la prévention au lycée. Elle n’aurait jamais dû suivre Jimmy ce jour funeste de mai en Terminale où elle a préféré goûter de la molly plutôt qu’aller réviser son bac. Elle aurait simplement dû se calmer. Respirer.
Pourtant ses parents ne l’avaient jamais emmerdée. Ils avaient toujours été cools avec elle, et elle avait tout gâché. Une vie trop sage peut-être, qu’elle avait fait voler en éclats quand elle avait décidé de troquer ses robes printanières contre des baggys en 3ème. Elle s’était coupé les cheveux et avait presque joué à Britney Spears. Presque. Hésitante et mal équipée, sa boule à Z avait fini en un half-hawk à la mode, que sa famille avait bon an mal an fini par accepter. Ça l’avait foutue en rogne.
Toujours cools, les vieux. Ils avaient juste le cœur lourd de voir leur petite fille devenir grande et faire n’importe quoi. Aussi débile soit-elle, ils voulaient simplement que tout se passe bien pour elle. Mais à l’intérieur ils flippaient déjà. Ils avaient pris sur eux la première fois en se disant que ça s’arrêterait là, sans savoir qu’ils prendraient encore, et encore, et encore, jusqu’au point de non-retour.
Le bordel n’avait fait que monter en intensité pendant ses premières années de lycée, par paliers. En mode « Girl gone wild ». De crises en crises, elle avait passé son temps à provoquer ses parents mous et faire souffrir son entourage. Pas assez courageuse pour se barrer de la maison et impuissante devant leur gentillesse, elle était rapidement passée aux insultes. Aux humiliations. Aux psychodrames en public. Aux hurlements tragiques, aux claquements de portes et aux coups dans les murs. Elle avait tout tenté mais le mortier qui avait servi à construire sa famille était trop solide.
Jusqu’au jour où elle trouva sa dynamite.
Il s’appelait Jimmy. Le même qui l’aiderait plus tard à faire ses premiers garrots était le premier à avoir su la conquérir. Avec lui elle avait découvert l’amour, l’alcool et les boulettes de shit. Puis la haine, la coke récréative et les histoires de coucheries. Avec Jimmy comme incubateur, elle avait traversé la fin du lycée à une si grande vitesse que son cerveau était devenu comme liquide. Un an de descente tout schuss vers l’abîme, enjambant toute cette année-clé qui cadre une future vie.
« Girls they just wanna have some fun ; Get fired up like smokin' gun ».
Un an avant que la dynamite finisse par exploser.
Rater le bac, se consoler dans les soirées, vivre sans temps mort, jouir sans entraves, recontacter ce pote d’un pote, expérimenter encore, lâcher le shit, lâcher Jimmy, goûter à l’héro, faire pleurer Maman, changer de mec, passer l’été à s’imbiber le creux du coude d’antiseptique, changer de bras, reprendre Jimmy, avoir un accident de capote, se faire mettre en cloque, se faire larguer par Jimmy, hurler tous en chœur en famille, gâcher la soirée pizza du vendredi, s’enfuir, revenir à la raison, pleurer dans les bras de Maman, avorter, s’engueuler avec Papa, s’enfuir à nouveau. Ne pas revenir.
Disparaitre.
Au jeu de l’oie de la petite fille partie en live, elle menait la course en tête. Et après des années d’errance elle était en train d’arriver au sinistre finish.
Elle avait passé du temps à se refaire le film. Elle se l’était déjà refait quelques fois. Mais aujourd’hui c’était différent. Dans ce squat hors du temps trouvé à l’arrache un soir d’hiver en suivant des marginaux et dans lequel elle ne savait plus très bien combien de semaines ou de mois elle avait passés, elle était comme sur un nuage. Elle se sentait enveloppée tout à coup d’énormément de douceur et de compassion. Elle avait l’impression de marcher sur un sol matelassé tout mou, suspendu dans l’air, en lévitation. L’image de Sangoku sur son Kinto-un lui vint à l’esprit et elle rigola toute seule comme une pauvre conne. Elle était défoncée. Mais aujourd’hui c’était différent.
Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi, mais elle ressentait une angoisse et une joie intense. Comme un déclic. Elle pensait à sa mère et son père qui l’avaient tant soutenue, et qu’elle avait lâchés. Elle se demandait ce que son petit frère était devenu. Elle repensait à son chien quand elle était petite. Aux câlins qu’elle lui faisait. A la sensation de sa langue râpeuse sur le bras, dérangeante mais en même temps bien plus agréable qu’un fix dans une piaule sordide de Berlin-Est.
Elle se leva de ce matelas pourri infesté de puces de lit. Elle enjamba les corps décharnés de ses compagnons de shoot. Elle avait l’impression qu’ils étaient morts.
Elle prit son sac à dos et ouvrit la porte. Elle descendit les escaliers et franchit le hall en évitant les regards insistants des guetteurs. Au bout du couloir elle entendait le bruit de la rue. Quelques klaxons, un moteur de scoot, des pas pressés sur le trottoir.
Dehors il faisait beau. C’était la fin d’après-midi. C’était le début de l’été, et le nuage était là, dans le ciel, arrosé de soleil.
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Jeanne était seule depuis des années maintenant. Elle ne se savait plus très bien dire depuis combien de temps elle était là, ni l’âge qu’elle avait. Elle ne se souvenait plus que de quelques visages qui passaient de temps en temps pour essayer de lui causer, de bribes de mots gentils, ou de nouvelles qu’elle peinait à saisir. Peut-être étaient-ce ses enfants, ou petits-enfants, elle avait des difficultés à faire la différence. Certains passaient avec des bébés. D’autres avec des animaux. Elle était contente dans ces moments-là, même si elle n’arrivait plus à tout suivre. Une infirmière passait régulièrement aussi, vraisemblablement. Elle, avec des médicaments.
Au-dessus de la commode quelqu’un avait accroché une vieille photo de Pierre dans son jardin. Il était là, jeune et pimpant, tout fier avec sa bêche toute neuve. Sûrement venait-il de planter le châtaigner qui était devenu si grand avec les décennies. Aussi bizarre que cela puisse paraitre elle avait l’impression de voir cette photo pour la première fois. Comme si quelqu’un l’avait ressortie d’un vieux tiroir, encadrée et accrochée là. Pour lui faire plaisir.
Pierre, l’amour de sa vie. C’était le souvenir le plus vivace subsistant encore dans sa mémoire. Elle était heureuse de pouvoir regarder encore son visage si doux. Ce visage qui lui manquait tant.
Une peine intense lui grimpa dans l’échine quand elle songea à leur dernier baiser. La photo avait ravivé ce moment où ils s’étaient embrassés dans le jardin, un dimanche, pour la dernière fois. Ils venaient d’acheter un petit fusain, sur lequel ils avaient flashé tous les deux. Il était allé lui chercher une bêche et une pelle dans le cabanon. Elle s’occuperait de planter le petit dernier pendant que lui taillerait la haie. Ils s’étaient rejoints sous le châtaigner avant de se mettre au travail et s’étaient enlacés tendrement. Il lui avait mis une main aux fesses comme il avait toujours su le faire, avec passion, mais douceur et discrétion. Ils s’étaient embrassés comme un jeune couple, fougueusement et avec malice. Cette scène avait dû se répéter des milliers de fois depuis qu’ils avaient acheté cette maison. Quarante ans en arrière on les aurait sûrement retrouvés ainsi, rieurs et amoureux.
Ils tenaient tellement à cet endroit. C’était leur petit rêve à eux. L’endroit où ils cultiveraient leur amour au jour le jour. Où ils verraient grandir leurs enfants, où ils accueilleraient un petit chien affectueux mais collant, où ils bricoleraient un coin pour bouquiner avec vue sur l’extérieur, où ils referaient la salle de bain entre autres travaux sans fin. Où ils changeraient la peinture de temps en temps. Où ils passeraient Noël et les vacances d’été avec leurs proches.
La maison était vide maintenant, et leur vie rêvée n’y existait plus.
Pierre lui manquait tellement. A l’évocation de ces pensées, il lui aurait tenu la main, l’aurait rassurée et lui aurait dit que tout allait bien se passer. Il lui aurait passé les bras autour de la taille, puis autour du cou, il l’aurait embrassée sur la joue, puis sur les lèvres. Il l’aurait regardée et lui aurait dit qu’il l’aimait. Elle aurait posé sa tête contre son épaule et lui aurait répondu qu’elle l’aimait également.
Ces dernières années étaient floues et confuses, mais Pierre était toujours là dans sa mémoire et dans son cœur. Constant, présent. C’était son amarre. Le plus beau des souvenirs qu’il lui resterait. Quand le chagrin se faisait trop important, elle essayait de lui parler en pensant très fort à lui. Elle jetait un œil par la fenêtre et regardait les nuages. Elle lui évoquait alors ces moments inoubliables où ils allaient en bord de mer contempler les paysages du Golfe bercés d’un soleil doré qui se réfléchissait sur les vagues et colorait l’horizon. Les nuages étaient si beaux, et l’amour omniprésent.
Le ciel était beau aujourd’hui aussi. Aujourd’hui particulièrement.
Jeanne sentait qu’aujourd’hui n’était pas un jour comme les autres. Elle avait déjà connu cette sensation. Ce sentiment qui gravite autour d’un tableau apaisant, pouvant à tout moment dériver vers l’angoisse ou vers la paix intérieure. Cette peur vive qui nous prend quand quelque chose doit basculer pour toujours et que le choix nous appartient encore quelques instants. Comme ces angoisses d’enfant qui disparaissent dans les bras de nos parents. Comme cette angoisse intense qui nous envahit quand le choix nous est donné de changer le cours notre vie et que nous empruntons la bonne direction.
Jeanne était fatiguée. Elle ferma les yeux et songea à faire une sieste en attendant l’infirmière qui passerait certainement sous peu. Ou bien serait-ce un proche, un enfant, un petit-enfant ou arrière petit-enfant qui viendrait pointer le bout de son nez, et elle n’y comprendrait rien, mais serait tout de même contente.
Elle ferma les yeux et glissa peu à peu dans un sommeil profond. A moitié rêve, à moitié réel, mais toujours cette sensation. Une angoisse qui mute tranquillement en sérénité.
Elle ferma les yeux et se souvint de son père.
De sa mère.
Du chaos avant la vie.
Elle ferma les yeux et, glissant comme sur un nuage, rejoignit son amoureux pour toujours.
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