Le pot
Le sphincter.
La maîtrise du sphincter.
C’est là que résidait la clé. Il le savait depuis qu’il avait regardé les Maternelles à son 4ème mois de grossesse et que Maïténa Biraben avait invité Cassiopée Féroncle, puéricultrice naturopathe, pour évoquer le passage au pot de l’enfant, et notamment défendre l’utilisation des couches lavables pour une meilleure transition vers les sous-vêtements de grand.
Ernest souhaitait le meilleur pour son enfant à naître, mais il émettait de sérieuses réserves quant à l’idée de faire tourner des morceaux de colombin à 1200 tours minutes dans le lave-linge. Louis de son côté était plus sensible à ces discours niaiseux, et cela l’agaçait, en particulier quand il prenait son ton hautain de monsieur-je-sais-tout méprisant envers les personnes qui ne pensaient pas comme lui.
Déjà deux ans auparavant, Ernest avait eu un débat fougueux avec Louis à propos du bug de l’an 2000. Ce con de Louis était persuadé que les systèmes informatiques du monde entier allaient imploser, alors même qu’Ernest, spécialiste AS400 et Cobol de son état, était bien au fait de la façon dont les équipes informatiques de toute la planète gèreraient les bascules de calendriers au sein des grands systèmes. Louis avait soutenu un argumentaire des plus complotistes, et le couple n’avait eu de cesse de se chamailler à ce sujet jusqu’à la dernière minute. Jusqu’à cette heure fatidique du 31 décembre 1999, jusqu’au compte à rebours.
Cinq, … quatre, … trois, … deux, … un, …
Et rien ne s’était passé. Les lumières ne s’étaient pas éteintes. Jean-Claude Narcy et Valérie Bénaïm étaient réapparus sur le plateau de Millénium, et la téloche avait continué de fonctionner. Patrick Poivre d’Arvor et Claire Chazal avaient enchaîné leur duplex depuis les Champs-Elysées. C’était la fête dans les rues de Paris, c’était la fête dans toute la France. Six milliards d’hommes et de femmes étaient entrés dans une nouvelle ère, dixit l’annonce de TF1.
Rien ne s’était passé de spécial. En tout cas pas de ce côté de la Seine.
Dans leur appartement Rue des Martyrs, Ernest et Louis avaient enfin arrêté de s’engueuler. Et ça c’était spécial.
Louis avait fixé Jean-Claude Narcy et Valérie Bénaïm. Il les avait longuement écoutés parler. Puis il avait fixé Ernest. Et il lui avait souri timidement.
Sans un mot, sans un bruit, son regard avait pénétré Ernest pour lui dire qu’il venait de réaliser à quel point il s’était comporté comme un imbécile. Le mix parfait entre un regard de chien désolé et un œil coquin langoureux de Boys Band.
Ernest avait fini par sourire à son tour.
Louis lui avait alors pris la main et lui avait exprimé ses regrets. Qu’il aurait dû l’écouter depuis des semaines. Qu’il l’aimait.
Et puis Louis s’était mis à genoux. Il lui avait dit qu’il avait préparé une surprise pour lui. Ernest ne s’y attendait pas du tout. Louis lui avait présenté une boîte noire et rose décorée de strass avec une petite tête de mort brillante sur le dessus. Louis savait qu’Ernest aimait les vanités, et qu’il avait toujours eu comme rêve de s’en tatouer une sur l’avant-bras. Il avait visé juste avec ce petit détail qui faisait toute la différence. Cela lui faisait plaisir de s’être enfin senti écouté.
Ernest ouvrit la boîte, et vit un petit papier plié en quatre et entouré d’un ruban de soie. Dans ce pli presque sensuel, il sentait qu’un changement de paradigme l’attendait. Que les astres allaient se réaligner. Quelque chose de fort et puissant était là, juste-là, à deux doigts de lui.
Il déplia le papier et vit le formulaire administratif. Son cœur brûla de joie lorsqu’il se rendit compte que Louis lui avait pré-rempli un Cerfa 15725*03. Et juste à côté du formulaire administratif, une petite pochette discrète était posée là, nonchalamment. Son cœur fondit littéralement lorsqu’il ouvrit la pochette et découvrit un solitaire magnifique.
« Il appartenait à mon grand-père », lui dit Louis.
Ernest fut envahi de joie et embrassa fougueusement son amoureux.
Il en rêvait depuis la Loi Mamère, et Louis avait réalisé son rêve. S’unir à tout jamais dans un Pacte Civil de Solidarité. Fonder une famille. Ensemble.
Il ne s’était jamais senti aussi amoureux que ce soir-là.
C’était le temps où tout était beau.
Après deux ans à profiter de leur vie de couple ainsi officialisée, ils avaient voulu faire un pas de plus en avant. Ernest avait un désir d’enfant. Louis l’avait suivi.
La semaine suivante, Ernest avait fait retirer son stérilet.
Puis, au bout de quelques mois, un beau matin de novembre, Ernest avait pu enfin aller réveiller Louis en agitant sous son nez le test de grossesse positif. Il n’attendait que ça depuis le début, de pouvoir secouer son pipi sous le nez de son amoureux.
Ils avaient dansé de joie sur Jeanne Cherhal. Fait l’amour. Puis mangé un kebab.
Le premier trimestre s’était passé sans encombre, et la gynéco était très rassurante. Ernest et Louis avaient été extrêmement émus par les premiers battements de cœur de leur petit bébé. Ils s’étaient serré la main très fort, et Ernest avait vu une larme poindre au coin de l’œil de Louis, cette larme qu’il n’avait pas voulu reconnaitre, pour jouer à l’homme fort. Mais ce n’était pas grave, car ils étaient amoureux comme jamais et profitaient pleinement de cet instant d’extase commune, au son du Poup poup de leur enfant fruit de l’amour.
Ces instants inoubliables resteraient dans sa mémoire à jamais, c’était certain.
Aujourd’hui avachi dans son canapé, resté planté là depuis l’événement, Ernest commençait à sentir le poids de la grossesse sur tout son corps. Ce deuxième trimestre n’en finissait pas. Contrairement à la plupart des femmes, Ernest n’avait pas eu de nausées dans les premiers mois, et il semblait que son corps souhaitait maintenant le rappeler à l’ordre. Du matin au soir, la gerbe le menait aux toilettes, quand elle ne le prenait pas par surprise en faisant jaillir son repas sur le plaid saucisson que Louis lui avait offert à leur rencontre.
D’ailleurs ce gros plaid saucisson lui-même lui donnait la gerbe. Tout lui donnait la gerbe et cela rendait compliqué les rapports avec Louis, qui ne lui parlait plus depuis l’événement.
En effet, Louis ne comprenait pas qu’Ernest se mette dans un état pareil.
« T’es sûr que tu n’exagères pas un peu ? »
C’est ce que Louis lui avait demandé un soir avec le même air condescendant que le fin connaisseur des arcanes de l’informatique qui prédisait la fin du monde à l’orée de 1999.
Cela avait mis le feu aux poudres.
Ernest avait alors balancé à Louis la liste infinie de reproches qu’il avait semblé préparer depuis leur premier baiser. De l’absence d’écoute à l’oubli de débarrasser la table, en passant par l’incapacité à faire les courses correctement malgré les listes – quand Louis ne les oubliait pas carrément sur l’ilôt – et le risque de toxo lié au nettoyage de la litière du chat que Louis continuait à lui laisser sur les bras. De la main aux fesses que Louis lui avait mis en public lors de leur deuxième rendez-vous en lui disant « Hein ma grasse », à ce premier pet qu’il avait osé faire sous la couette après leur première nuit ensemble. Sans sourciller. Un pet de force, tranquille et assumé.
A bien y regarder, Louis ne foutait pas grand-chose et n’était pas un cador du savoir-vivre. Son job de consultant chez Bearingpoint aidait évidemment à financer leur train de vie, mais le matériel n’était pas une fin en soi. Ernest recherchait l’amour avant tout. Les petits gestes affectueux du quotidien. L’attention. Le respect.
C’est alors que Louis avait sorti la phrase.
« Pourtant je fais de mon mieux pour toi. J’essaie de faire tout bien. »
C’était la phrase fétiche de Louis. Celle qu’il finissait par prononcer lorsqu’il était acculé et mis face à ses contradictions. La phrase qui redessinait tout à coup le triangle de la manipulation où Louis devenait la victime et Ernest le bourreau. Mais sans sauveur dans le troisième angle. Un sauveur, c’est certainement ce qui aurait pu éviter la catastrophe ce soir-là.
Cette dernière tirade de Louis était la goutte d’eau. Elle fit exploser toutes les durites de tous les moteurs faisant fonctionner le cerveau d’Ernest. Sa tête était devenue une salle des machines inondée où tout commençait alors à court-circuiter. Son corps pesant qui baignait déjà dans le vomi depuis des semaines allait éclater de tous les côtés dans le bruit et la fureur.
Une chaleur intense partit alors du plus profond de ses entrailles et remonta tout à coup son échine, diffusant du ressentiment dans chaque parcelle de sa peau, dans chaque pore de ses cuisses, de ses bras, de son dos, et jetant un stock de haine explosive dans tous ses membres.
Dans un geste de colère immense, Ernest poussa Louis. Très violemment.
Si violemment que Louis trébucha très fortement.
Il se prit les pieds dans le tapis berbère qu’ils avaient ramené du Maroc l’été dernier, et fit des ronds sur plusieurs mètres, tentant tant bien que mal de retrouver l’équilibre. Cela ressemblait à une chorégraphie d’Holly Valance, les Kiss kiss en moins. Ou alors était-ce Kylie Minogue se désarticulant dans Can’t get you off my head.
Sur le coup Ernest trouva le mouvement rotatif de son partenaire complètement ridicule. En tournoyant, Louis tenta de s’accrocher à la table mais elle lui échappa du bout des doigts. Ce con ne parvenait toujours pas à se rattraper. A croire qu’il s’était encore bourré la gueule au bureau lors d’un énième afterwork peuplé de ces collègues consultants tocards qu’il appréciait tant mais qui aux yeux d’Ernest ressemblaient plutôt à des marchands de tapis. Lui, en bout de chaîne, inondé de code informatique chaque jour, savait pertinemment que la vraie valeur était entre les mains des faiseurs, et non entre les mains des diseurs. Le bug de l’an 2000 aurait dû le prouver, mais personne n’en n’avait tiré les enseignements. Les subalternes baignant dans la technique continuaient à être considéré comme du bétail par les grandes gueules présentant bien dont la principale préoccupation quotidienne était de ne pas trop suer dans leur costard.
Son costard. Louis venait de déchirer son costard en s’agrippant à la patère de l’entrée. Il l’avait ratée de peu et sa manche s’était retrouvée coincée. La laine mérinos n’avait pas tenu le choc et une déchirure énorme se fit entendre sur tout l’avant-bras. Cela déséquilibra encore plus Louis, qui attrapa le porte-manteau. Grave erreur, celui-ci ne pouvait pas supporter son poids, d’autant qu’il était une fois de plus rempli de vêtements inutiles, et de manteaux même plus de saison, prêt à s’écrouler à tout instant sur le premier quidam qui l’effleurerait ou oserait y accrocher l’écharpe de trop.
Louis bascula brusquement en arrière avec le portemanteau, dont les cinq têtes en fer forgé partirent à la rencontre de la porte d’entrée, qui explosa en mille morceaux devant leur solidité couplée à la violence du tournoiement de Louis. Ce portemanteau de luxe Galeries Lafayette valait vraiment son prix.
Le portemanteau dans les bras, lui faisant comme un gros câlin du soir, Louis fut propulsé dans la cage d’escalier. De justesse il parvint enfin à poser sa main sur une rambarde. Mais la rambarde, bien qu’en fer forgé elle aussi, s’arracha du sol. Ernest n’aurait jamais dû insister pour habiter à Montmartre près du mur des Je t’aime. Le charme ancien des appartements était plus que largement compensé par la médiocrité des parties communes et des huisseries.
Louis roula-boula, passant par-dessus la rambarde détruite. En essayant de la saisir encore une dernière fois, il ne fit que l’emporter avec lui. Serrant le portemanteau et le fer forgé contre son torse, l’œil apeuré fixant le plafond, les bras enlaçant fort ses derniers compagnons de fortune, il tomba dans le vide.
Dans un grand crac suivi d’un bruit mouillé, il rejoignit le rez-de-chaussée. Le fer forgé de la rambarde défoncée constituait apparemment le clou du spectacle. Si Ernest n’avait jamais réussi à mettre ses revendications dans la tête de Louis, la cage d’escalier, elle, sut y mettre les siennes très vite après l’avoir rencontré.
Ernest était dans un état de sidération totale.
Il retourna dans l’appartement et s’assit sur le canapé. Il pensa à Maïténa Biraben. Le stress intense lui avait donné une énorme envie de déféquer.
Le sphincter.
La maîtrise du sphincter.
C’est là que résidait la clé.
« I just can’t get you off my head »
Dans la tête d’Ernest, Kylie Minogue chantait.
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