Le Bruit

nouvelles et histoires courtes

Par quel bout commencer

17 minutes de lecture
Par Arnaud Lander

Par quel bout commencer.

Rien n’allait. La vie avait atteint le cycle d’essorage et elle tournait à mille-deux-cents tours par minute. Le corps en vrac, déséquilibré par toutes ces pressions et sollicitations quotidiennes. Et puis les aléas, les petits tracas. De la mousse qui restait entre les doigts, la vidange qui ne fonctionnait pas toujours correctement, l’espèce de dépôt de lessive qui restait dans le bac. La chaussette coincée dans le caoutchouc derrière le hublot – comment s’appelait cette partie déjà ? Le trombone qui finissait dans le filtre et bloquait tout.

C’était devenu son sentiment quotidien ; le truc qui ne fonctionnait pas correctement et grandissait peu à peu, au fond de soi, jusqu’à devenir une colère retentissante mais rentrée, qui ne trouvait jamais écho dehors. 

Il fallait tenir bon. Elle enchaînait.

Lever six heures, le seul moment calme de la journée. Trente minutes de répit, le temps d’avaler un bout de brioche au beurre de cacahuète – son plaisir coupable et caché, auquel elle cédait à l’aube.

Et puis le réveil des gosses. Le cycle d’essorage qui reprenait.

« Putain mais elle va finir quand cette machine à laver ? »

Cela faisait douze minutes que le lave-linge affichait le compte à rebours à deux minutes. Il se foutait clairement de sa gueule.

« Ah ! »

Un bip retentit.

Elle poussa le chien, calé contre elle comme tous les matins. Elle dégagea nonchalamment son plaid en pilou, et se leva. Elle posa son plateau dans la cuisine. Il retentit aussi. Merde, pourvu que ça ne réveille pas les chiards en avance. Il lui restait dix minutes pour sortir le linge et le mettre au moins dans le panier, avant d’aller se préparer. Elle pourrait l’étendre quand elle reviendrait à la maison ce midi. C’était cool ce nouveau travail, elle bossait à côté maintenant. Mais son temps de repas avait été réduit à peau de chagrin. Sandwiche jambon fromage, sept minutes préparation comprise. Un café et c’était reparti. C’était chouette mais quand même infernal. Ce midi d’ailleurs elle avait prévu des pâtes au pesto – celles préparées hier soir à l’arrache – ça la changerait un peu.

Déjà projetée six heures plus tard. Dans l’anticipation, tout le temps, alors qu’elle était plantée là devant le hublot et qu’il n’était même pas encore sept heures. 

Il lui restait six minutes. Elle venait de gâcher quatre minutes à faire on ne sait quoi. A errer dans sa tête.

« Merde, merde, merde ! »

Elle ouvrit le hublot avec la célérité d’un étudiant qui aurait laissé sa pizza ovale trop longtemps dans le micro-ondes, encore en pyjama dans la cuisine collective, pressé de se réfugier dans son antre avec sa proie jambon fromages. Dans sa cave de post-ado. Ça aurait été bien une cave dans la maison. Avec une cave on peut aller en dessous la maison. C’est quand même une idée géniale. On peut ranger des choses, mettre en place des activités. Se consacrer du temps.

Du temps.

Le temps !

Deux minutes. C’est tout ce qui lui restait, à se perdre dans ses pensées comme ça. Elle en déduisit qu’elle était en train de fixer l’intérieur du lave-linge depuis quatre autres minutes.

L’intérieur. Le vide. Le noir.

Le noir ?

« Mais qu’est-ce que … »

Il n’y avait rien dans le lave-linge. Il était vide. Et par vide, elle voulait dire vide. Comme le vide infini. Qui sépare les étoiles. Du vide, quoi.

Il n’y avait plus rien. Ni linge, ni caleçons, ni pantalon souillé par sa fille et les pâtes au pesto. Rien, rien de rien.

Il n’y avait rien. L’intérieur du lave-linge n’était plus là et seul restait cet espèce de vide aux airs de trou noir.

« Sandra ? »

Elle entendit une voix sortir de là.

« Bonjour Sandra ! »

Elle était bouche bée. Elle ne savait pas quoi dire.

« Sandra, c’est Papa. Tu vas bien ? »

Elle fit un bond en arrière.

Le délire total. Ce n’était pas possible. Elle devait être en train de faire un AVC ou être encore en train de dormir. Elle se pinça la fesse droite. Pourquoi la fesse comme premier réflexe, elle ne le saurait jamais. En tout état de cause, elle eut très mal et comprit que tout cela était bien réel.

Elle n’y croyait pas, tout cela était tout simplement impossible. Tellement incroyable qu’elle se sentit portée comme dans un état second, un mindset qui allait laisser cet événement hautement hallucinatoire la convaincre, l’emmener, la disrupter. Changer son paradigme.

C’est ainsi qu’elle parla à son tour.

« Papa ? »

Elle entendit un raclement de gorge au loin. Une hésitation, puis une réponse.

« Oui c’est moi, tu vois bien que c’est moi ! »

C’était la voix de son père. C’était bien lui. C’était son père. Le même qui actuellement coulait des jours paisibles à la maison de retraite de la Cité Verte à Sucy-en-Brie, entouré de vieilles célibataires – « des petites jeunes de soixante-quinze ans », comme il le disait lui-même – et certainement déjà levé à cette heure de la journée. Il n’avait que ça à faire, lui. 

« Sandra, bah qu’est-ce que tu fais là ma chérie ?

- Hein ? »

Elle trouvait cette question extrêmement culotée. Lui, plutôt, qu’est-ce qu’il foutait là ? Si tôt ? Dans le lave-linge. Et après l’essorage. Est-ce qu’elle avait le temps pour ces conneries d’ailleurs ? C’était une blague ? Il aimait bien ça, les petites blagues, l’agacer, l’embêter. Ça allait quand elle avait cinq ans, mais elle en avait trente-huit maintenant, elle avait passé l’âge des blagounettes, elle avait passé l’âge des petits goûters, c’est elle qui les distribuait maintenant d’ailleurs, elle avait trois mômes, un mari tout le temps en retard, un boulot qui l’absorbait, du linge qui ne se triait pas, une vaisselle qui revenait sans cesse, des petits plats qui ne se confectionnaient pas tous seuls, des tupperwares de pâtes au cas où qui se retrouvaient jetés une fois sur trois, un seau de compost qui ne se vidait pas, des poubelles qui ne se sortaient pas toutes seules, un stock de courses à renouveler sans cesse, des dossiers à préparer, des réunions à animer, des décisions à prendre, un timing sans cesse à contrôler, ses vêtements de la semaine à tenter de repasser le dimanche pour au final les repasser au fil de la semaine à l’arrache le matin, des rendez-vous à prendre chez le médecin, des visites de contrôle pour la voiture à budgéter – encore heureux qu’elle travaillait à côté maintenant, la voiture lui coûtait moins cher – mais d’ailleurs pourquoi elle lui coûtait encore quelque chose ? – et puis tout ça c’était sans compter l’affection qu’on attendait de sa part, les sourires qu’on attendait de sa part, les câlins qu’on attendait de sa part, les bisous qu’on attendait de sa part, les « bonjour »  qu’on attendait de sa part, les virements sur le compte joint qu’on attendait de sa part, les injonctions à penser à elle mais en pensant d’abord aux autres, les injonctions à être heureuse dans la vie mais en étant performante aussi, les injonctions à être bienveillante et penser bien, manger bien, parler bien, trier bien, travailler bien, sociabiliser bien, voter bien, tout ça alors qu’au fond elle voulait qu’on lui foute la paix, elle voulait crier, hurler, dire à tout ce petit monde d’aller se faire voir, dire à ce putain de lave-linge qui contenait soudain son père qu’elle n’en avait rien à carrer, que plus rien ne l’étonnait, qu’elle allait péter un câble et tout envoyer balader, que c’était la dépression nerveuse qui allait lui tomber dessus – d’ailleurs c’était peut-être déjà le cas – et que ce n’était pas un petit « bonjour Sandra » par le lave-linge qui allait lui faire le moindre bien, ça allait plutôt devenir une chose de plus à essayer de comprendre puis gérer, dans sa liste infernale de choses infernales à faire au cours de sa journée infernale qui n’était qu’une journée infernale parmi tant d’autres journées infernales au sein de semaines infernales, de mois infernaux, d’années infernales, tellement d’infernalité, tellement de boucles infinies, tellement de vanité, tellement de temps perdu, tellement pas de temps.

Le temps !

Il lui restait zéro minute. Elle était même en retard de cinq minutes.

« Papa, je suis en retard, je suis désolé je dois te laisser ! »

Elle réalisa l’absurdité de sa phrase à l’instant même où elle la prononça. Son père était en train de lui parler à travers un putain de lave-linge et tout ce qu’elle trouvait à lui dire, c’était qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer. Déjà qu’elle ne lui rendait pas souvent visite – « oui Papa t’inquiète on viendra te voir ! » ; ces mots sortent de sa propre bouche le vingt-trois septembre deux mille dix-huit ; Papa a perdu Maman depuis trois ans maintenant ; il n’est pas très vieux mais ne peut rester à la maison tout seul à cause de sa maladie ; on lui parle pour la première fois de la maison de retraite – « mais c’est pas un EHPAD hein » – on le rassure, on lui dit qu’on l’aime et qu’on s’occupera mieux de lui comme ça ; on lui demande son accord mais la décision est déjà prise sans lui, et dans ses yeux on voit la raison qui dit oui, mais le cœur qui se brise et qui sait en trois secondes que c’est vers la mort qu’on l’emmène ; on dit qu’on viendra le voir, qu’il sera heureux comme ça, mais tu parles.

Tout semblait conçu dans cette vie pour que les gens comme Sandra soient à la fois pile-poil capables de financer les mouroirs de vieux, et pile-poil assez pris dans le quotidien pour être incités, petit à petit, insidieusement, à laisser leurs aînés mourir tous seuls, « pris en charge », « accompagnés » par des établissements de « santé » bien contents de collecter les virements sans avoir à gérer les familles. On marchait sur la tête. Tout ça n’avait vraiment aucun sens. Cette vie n’avait aucun sens. 

Sandra était encore repartie dans sa tête. Mais cette fois, pour réaliser qu’elle était encore en train de laisser son père tout seul, son petit Papa qui la tenait par la main quand ils se dirigeaient vers l’école, qui lui faisait une bise sur la joue avant de lui dire « Bonne journée ma chérie ». Un tas de souvenirs d’enfance venaient de lui revenir tout à coup, et de lui mettre une claque dans la figure.

Elle avait un peu envie de pleurer.

« Papa ? Pardon Papa ! »

Sans même l’entendre ni même le voir, elle sentit que son père était tout content à l’autre bout du lave-linge.

« Ne t’inquiète pas ma chérie, ce n’est pas grave ! Mais du coup, qu’est-ce que tu fais là comme ça ? ».

Encore cette question. Elle ne comprenait pas.

« Qu’est-ce que je fais où ?

- Ben là, à me fixer comme ça alors que je dors !

- Mais Papa je ne vois rien, je t’entends juste !

- … »

Ils restèrent silencieux un instant. Un frisson parcourut la nuque de Sandra. Cette conversation complètement invraisemblable avait bien lieu, mais son père n’avait pas l’air de vivre la même situation qu’elle.

« Ben je te vois moi, qu’est-ce que tu racontes ? D’ailleurs tu as la main toute douce, t’es mignonne. Tu as arrêté ta crème Yves Rocher j’espère ? Tu sais que c’est que de la flotte et que rien ne vaut la Cicaplast ou la Vitacitral !

- Papa …

- Je suis très content que tu sois venue me voir en tout cas, tu aurais pu juste me prévenir avant, que je ne reste pas en pyjama ! »

Sans trop savoir pourquoi, Sandra ne le contredit pas.

« T’inquiète Papounet, je t’ai vu en pyjama toute ma vie ! »

Dans un rire, son père lui répondit.

« Ah non m’appelle pas Papounet, tu sais bien que je n’aime pas ça ! »

Et elle ria à son tour. En fixant ce trou noir au milieu du lave-linge. Il était six heures cinquante, elle était complètement à la bourre, mais d’un coup, plus rien ne comptait. Ce poids sur ses épaules, cette pression dans sa poitrine, ces maux de ventre récurrents, ces tensions dans son corps. Ces contraintes horaires et ces obligations, elle ne pensait plus du tout à tout ça. Elle se rendait compte que son père lui manquait. Elle avait envie d’aller le voir. Aujourd’hui, là tout de suite, papoter avec lui et lui faire un câlin, sentir sa peau de Papa contre sa joue, garder un peu son odeur avec elle, et partir en lui disant « à bientôt ».

Et la vérité crue, c’était que rien, absolument rien ne l’empêchait de le faire. Il suffirait qu’elle prenne le temps, au lieu que le temps la prenne, elle.

« Papa, j’aimerais bien venir te voir aujourd’hui, du coup penses à te changer !

- Mais tu es déjà là, ma chouchoute, qu’est-ce que tu racontes ! »

La gorge de Sandra se noua.

Ils ne se dirent plus rien pendant quelques instants, mais elle sentait qu’il souriait. Alors elle sourit à son tour.

« Allez ma fille, je te laisse j’ai du boulot !

- Très drôle mon p’tit Papounet ! Tu vas travailler ta sieste ?

- Tu sais, être vieux c’est un boulot à plein temps ! Bon allez, viens-là que je t’embrasse. »

Heureuse mais horrifiée, Sandra sentit alors les lèvres charnues de son père sur sa joue. Elle était pourtant là, accroupie face au vide que contenait le lave-linge.

« Allez hop, au lit. Je t’aime !

- Je … je t’aime Papa »

Hébétée, Sandra ferma le hublot.

Elle leva les yeux et vit le compte à rebours à deux minutes. D’ailleurs, le lave-linge tournait encore. Phase d’essorage. C’était impossible, elle venait tout juste de l’ouvrir. Il était sept-heures vingt-et-un. Cela faisait trente bonnes minutes qu’elle était là. Elle n’avait pas vu le temps passer. Vraisemblablement, les enfants et son mari non plus, puisqu’ils dormaient encore. Tant pis, ils se débrouilleraient !

Un bip retentit.

Ce n’était pas la machine à laver.

Sandra se précipita vers la cuisine. Son téléphone sonnait.

Elle l’attrapa vite, soucieuse de ne pas réveiller le reste de la famille, même s’il était largement l’heure. Elle décrocha.

« Allô ? »

Ce fut la voix paniquée de son frère qui lui répondit.

« Sandra ! Sandra, oh Sandra mon dieu, je t’appelle, ce n’est pas possible. Je suis désolé, les enfants dorment ? J’espère que je ne vous réveille pas ! Oh mon dieu.

- Quoi ? Quoi ! 

- Par quel bout commencer … »

Au moment où son frère prononça ces mots, tout remonta.

Dans un réflexe vomitif, elle sentit sortir cette boule dissimulée en elle, cette pelote de pus insoupçonnée, cet amas de frustration, cette colère et tous ces mensonges à elle-même, cette auto-persuasion rampante, ce fatalisme mortifère, cette conviction de ne plus être en maîtrise de rien, ce sentiment de maltraitance par le monde autour, ce dégoût de tout, ce désespoir au fond du cœur, cette poussière s’accumulant dans sa tête depuis toujours, ce cancer de contradictions détruisant l’essence-même de ce qu’elle était, cette femme en noir qui la poussait peu à peu vers le gouffre et la détournait de la lumière.

« Sandra … Papa est mort ! »

Tout remonta et disparut.

Elle se figea un instant, puis se mit à pleurer.


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