Polar
James Keenan tira une dernière fois sur sa Lucky Strike avant de jeter le mégot dans le caniveau. Sa montre affichait 23H02. Il était temps.
Il remonta les escaliers du commissariat de la 5ème, évitant les regards, concentré, histoire de ne pas perdre le fil.
Edgar Grospiron était un dur. Impossible de lui faire cracher le morceau.
« L’enfoiré a 74% de chances de s’en sortir… »
James Keenan n’en n’était pas à son premier interrogatoire marathon. Le dernier en date avait duré 96 heures, passées à tirer les vers du nez de Laetitia Serero, maquerelle réputée et pourtant invisible de Laravel Street. Un vrai fantôme. Elle organisait des partouzes non-homologuées auxquelles toute la jet-set internationale participait, et pourtant l’omerta était telle que James n’avait jamais réussi à faire avouer le moindre client. Jusqu’à ce jour où au milieu d’une mare de semence il avait retrouvé un cheveu long et blond. Un seul, qui changea le cours de l’enquête.
En croisant les informations capillaires avec le fichier National des fraudeurs fiscaux, il fut mené tout droit vers une société écran basée en France. Il prit alors le premier JFK – Paris pour suivre sa piste jusque chez les frogs. Là-bas, en travaillant avec l’Institut National de Police Scientifique et le Centre des Impôts de Cergy-Pontoise, il avait finalement réussi à remonter vers une star locale du nom de Patrick Sébastien. Après 47 heures de garde à vue, il avait fini par l’avouer à demi-mots : c’était Laetitia qui tirait les ficelles. Son tube « Tu m’oublieras » était un pied-de-nez à Interpol, et elle avait monté tout un réseau pour vendre ses péripatéticiennes philippines dans le monde entier.
Dénoncer ne suffisait pas, il avait fallu accumuler les preuves. Ainsi, pas à pas, James Keenan avait pu remonter le fil. Au départ à tâtons, comme on se tient à une corde à l’aveugle de nuit dans les gorges de Bryce Canyon. Puis en y voyant de plus en plus clair. Un faisceau lumineux se faisait de plus en plus visible, et il avait fini par faire converger tous ses indices vers la suspecte Serero. Il avait alors obtenu un mandat pour perquisitionner son domicile de Long Beach, et quand il eut découvert les 3,4 millions de dollars en cash dissimulés dans un costume de manchot de l’émission Mask Singer, il put faire intervenir la task force du Brooklyn 88 pour interpeller la criminelle présumée.
Après 96 heures à lui cracher des postillons dans la face et à accidentellement lui mettre des coups de coude dans la tête – James était un peu old school – elle avait fini par craquer. C’était elle, la maquerelle. C’était elle, qui tirait les ficelles. C’était elle.
Ce succès avait été retentissant sur sa carrière. Il avait été promu à un poste plus élevé. Mais le surplus de paperasse et de politique avait fini par l’épuiser. Au bout de quelques années, il eut besoin de retourner sur le terrain. Le commandant Omar Hapsatou Sy accepta alors de lui confier une enquête de 15 ans que jamais un seul flic n’avait réussi à élucider. Le dossier du « lugeur enculeur ». Un criminel qui avait réussi à violer 22 femmes par le postérieur dans les domaines skiables de l’Etat de New York, sans que jamais une seule n’arrive à distinguer son agresseur. A chaque fois le même mode opératoire : coincée dans le tire-fesse de la station, la victime sentait d’abord une brise passer derrière elle, première étape. Puis un bruit de glissade furtive, seconde étape. Et paf, troisième étape, une douleur intense au fond du rectum. Il était alors trop tard. La victime avait subi une sodomie non-consentante éclair, sans témoins oculaires.
Aujourd’hui il en était là. James Keenan avait mis à profit sa brillante carrière de flic et ses 27 années d’expérience pour coincer ce salopard. Il avait coordonné plus de 143 opérations de surveillance, filature et descentes dans les hangars sombres du Nord-Est des Etats-Unis, de la banlieue de Chicago aux zones les plus reculées du Vermont et du Maine, en passant par Washington et New York. Il avait déclenché plus de 452 interrogatoires – parfois musclés – pour qu’on lui donne un nom. Rectal Kayser avait fini par émerger de tout ce chaos.
Il s’était alors tourné vers les archives de tous les organismes publics qu’il pût recenser. Et c’est un beau matin de février qu’il reçut un appel du CDC depuis Atlanta. Dans leurs archives de 1984 figurait ledit Rectal Kayser. Un adolescent de quinze ans doté de capacités cognitives extraordinaires, au point que certains témoins de l’époque lui avaient attribué des capacités de télékinésie. Certains l’auraient vu soulever des objets par la force de la pensée, mais plus intéressant encore : ils l’auraient vu se soulever lui-même, jusqu’à réussir à se déplacer dans les airs à la vitesse du son. La légende disait qu’il aurait un jour réussi à déféquer dans les toilettes sans même bouger de son lit. Le Rectal Kayser était né.
Malheureusement le Rectal Kayser disparut en 1985. Volatilisé, du jour au lendemain, malgré les murs capitonnés et les pièces sans fenêtres.
Mis dans l’embarras par le fait d’avoir un jour mené des expériences de ce type sur un mineur, le CDC garda secrète cette affaire. Jusqu’à ce coup de fil anonyme à James Keenan de la part d’un fonctionnaire zélé qui voulait que la vérité éclate au grand jour, trop honteux d’avoir couvert ces agissements il y a plus de 30 ans.
La taupe du CDC avait transmis l’intégralité du dossier du Rectal Kayser à James Keenan. Il apprit qu’il était né en France, et plus exactement en Haute-Savoie. Qu’il avait pratiqué la glisse extrême dès le plus jeune âge – tout portait à croire qu’il s’agissait d’une couverture pour mettre à profit ses capacités surhumaines. Qu’il avait participé avec succès à diverses coupes de ski acrobatique junior. Mais comme le Rectal Kayser avait été illégalement capturé par le CDC pour l’étudier scientifiquement en dehors de tout cadre, ils n’avaient jamais écrit son nom.
James Keenan avait su tirer profit de ces informations cruciales. Il s’était rendu à Saint-Julien-en-Genevois dans le Jura pour retrouver la trace du Kayser. En interrogeant les anciens principaux de collège et proviseurs de lycées de la région, il avait réussi à remonter jusqu’à la promo 1987 du BEP Commerce du Lycée de la région. Et c’est là qu’il l’avait trouvée.
La photo de classe.
Sur Copains d’avant, quelqu’un l’avait taggué. Quelqu’un avait cliqué sur son visage, pour lui attribuer son surnom de l’époque : « Le Kayser ». C’était donc ici qu’il avait grandi. C’était donc au cours de ses jeunes années en BEP que le Rectal Kayser avait certainement forgé sa vocation de criminel. Ses camarades de classe n’avaient dû se douter de rien, alors même qu’à l’insu de tous il se faisait un nom « officiel», à coups de victoires en compétition : Edgar Grospiron.
La Lucky Strike avait été bénéfique à James Keenan. Prendre l’air au milieu d’un interrogatoire, il n’y avait rien de mieux pour reprendre le cours des questions sous un angle nouveau, et peut-être – peut-être – obtenir des aveux. Edgar Grospiron avait beau avoir une endurance incroyable, James Keenan avait un avantage non-négligeable : l’expérience.
Sûr de lui, James Keenan remonta les marches quatre à quatre. Il en était sûr, Edgar Grospiron allait craquer. C’était une question d’heures désormais.
Il repassa dans le hall du poste. Présenta son badge pour pouvoir se rendre dans les parties privées. L’officier acquiesça et le laissa emprunter le long couloir gris qui le menait à la salle d’interrogatoire. Une lumière clignotait au plafond, et les murs verts pâles jaunis donnaient à l’ensemble un air de bâtiment administratif des années 60. Glauque et sans âme.
D’un pas assuré et rapide, James arriva au niveau de la porte.
En tirant sur sa Lucky Strike, il avait eu une idée. Et il allait la mettre en application. Edgar Grospiron ne pourrait plus s’en sortir.
La porte était entrouverte.
Un frisson lui monta dans le dos. Comme un courant d’air. Une brise.
James Keenan eut un énorme doute. Il pénétra dans la pièce et vit sa collègue Gina assise par terre, en pleurs.
« Gina, qu’est-ce que … »
Edgar Grospiron avait disparu.
Soudain, comme un bruit de glissade furtive.
« GINA, QU’EST-CE QUI SE PASSE BON S… »
Et paf.
James Keenan ressentit une douleur intense au fond du rectum.
« Non … NON ! »
Le Rectal Kayser avait encore frappé.
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