Problèmes d'élection
Le docteur était catégorique. Son chibre avait les caractéristiques d’un tuyau d’arrosage qu’on aurait abandonné dans le cabanon cinq étés d’affilée. Tout sec et incapable de sortir la moindre goutte à cause des torsions qui s’étaient formées en restant rangé trop longtemps. Tout renfrogné à la moindre tentative de le déployer. Tout desséché dans ses propres plis de bite desquamés. Bon à être changé au comptoir des retours chez Leroy. A trop être resté prostré dans le noir, son chibre était pour ainsi dire devenu complètement inutilisable.
Il aurait vraiment dû écouter le conseil de Johnny la Trompe – son comparse de toujours – et aller voir les putes. Ça aurait entretenu la tuyauterie et il ne se serait pas retrouvé comme un con à cinquante-deux piges, toujours puceau et parti pour le rester jusqu’à la retraite, voire même jusqu’au cercueil. Si son chibre l’abandonnait maintenant, il n’irait jamais finir ses vieux jours à Saint-Tropez, et son plan qui consistait à se faire beau comme un camion chaque jour que Dieu fait pour aller séduire les gonzesses sur la plage tomberait carrément à l’eau.
Cela faisait trente-deux ans que Didier faisait ce boulot. Avaler les kilomètres pour faire tourner l’économie et permettre au petit commerce de tourner, c’était ce qu’il avait fait depuis toujours. Ou en tout cas il aurait aimé le faire pour toujours.
Car le monde avait progressivement changé. Avec la mondialisation. Les délocalisations. Les plans sociaux dans les années quatre-vingt-dix, et puis les désillusions des années deux mille. Et puis les noiches et les roumains. Aujourd’hui il ne roulait quasiment plus que pour la grande distribution spécialisée, et la plupart de ses missions consistaient à livrer en France – sa douce France – des merdes produites en Chine et en Europe de l’Est.
Il bossait chez STEF depuis quelques années maintenant, et il s’en contentait. Ils le laissaient pénard, et ils ne rechignaient pas sur les indemnités de grands déplacements. Mais c’était tout. On touchait son chèque à la fin du mois, mais le côté famille et bande de potes d’antan n’existait plus vraiment.
Il lui restait ses copains de longue date, rencontrés autour d’un urinoir pour les uns, autour d’une salade de bienvenue à Courtepaille pour les autres. Johnny la Trompe était de ceux-là. Mais aussi Eddie, le petit jeune. Et puis Nanard, ou encore Marco. Toujours présents pour répondre aux appels de phares ; toujours dispos pour se boire quelques coups de rouge quand l’occasion se présentait ; toujours partants pour une petite partie de golo golo dans les buissons des aires d’autoroute quand la demande rencontrait l’offre.
Enfin, ça c’était surtout pour les copains. Car avec lui c’était différent. L’offre avait beau parfois – souvent – être alléchante, il s’était promis de garder son petit biscuit pour des relations non-tarifées. Johnny la Trompe pouvait lui donner tous les conseils du monde sur les putes – les spécificités selon l’âge, les avantages concurrentiels selon l’origine, les endroits où trouver telle ou telle variété – il n’en démordait pas. Son chibre ne paierait pas. Point final.
La conséquence directe, c’était la rareté des rencontres. Il avait beau tenter souvent les regards soutenus, ça ne prenait pas. Il avait même suivi une gonzesse une fois à Sarthe Sargé Le Mans, mais elle s’était brusquement retournée et s’était mise à hurler. Pourtant ce jour-là il s’était mis sur son trente-et-un en sortant les santiags, mais ça n’avait pas suffi à madame qui faisait la difficile.
Assis là devant son Ricard à l’Autogrill de Wancourt au bord de l’A1, Didier se refaisait le film de sa vie. Il repensait à toutes ces occasions manquées. Il repensait aux mots du docteur l’autre jour. Il repensait à son chibre.
Il était vingt-trois heures trente, et Gérard, le patron, ne servait plus que les habitués. Passées les familles visitant leurs vieux à l’autre bout de la France et les jeunes qui rentrent de vacances, ne restaient plus que les vieux briscards de la route et les commerciaux, plantés là pour la énième fois dans leur semaine, dans leur année, à se refaire le monde dans leur tête et, pour certains, à ressasser. A regretter peut-être cette vie qu’ils menaient, à se demander s’ils n’auraient pas préféré être fonctionnaire planqué dans un bureau pour pouvoir rentrer chez eux tous les soirs et embrasser leurs gosses, leur femme. Sortir le chien, tondre la pelouse le samedi matin. Prendre un bon apéro le dimanche, puis faire une petite sieste devant Drucker l’après-midi pendant que ces dames s’affairent en cuisine.
Gérard en avait vu des travailleurs nomades. Il en avait vu des fantômes. Beaucoup sombraient le soir, quand tout ce qui leur manquait, c’était une oreille bienveillante. Alors une fois passée la cohue de la journée, Gérard mettait Chérie FM et montait le son. Et puis il laissait tourner BFM à la télé pour mettre un peu de vie. Il servait des coups à boire, et parfois il préparait même des petits feuilletés saucisse pour faire plaisir à ses derniers clients. L’Autogrill devenait alors un lieu plus intime, et les standards de la chaîne de restauration laissaient place aux standards de Gégé, qui faisait en sorte que ses habitués se sentent comme à la maison.
Didier aimait rester là chez Gégé. Surtout dans des moments comme ce soir où il avait un sérieux coup de mou. Tout en savourant le goût mêlé d’alcool et d’anis dans son verre – son pêché mignon – il jetait des coups d’œil aux infos en continu où on voyait Micron ouvrir sa grande bouche de premier de la classe. Il n’arrivait plus à supporter ce mec et de jour en jour il regrettait d’avoir lâché Marine après le débat d’entre-deux-tours. Ce gouverne-MENT était vraiment corrompu jusqu’à la moelle. Ça se voyait rien qu’à leurs sales gueules. Il aurait finalement largement préféré Marine, quitte à ce qu’elle fasse des erreurs. Au moins elle comprenait le petit peuple comme lui. Elle Présidente, elle aurait fait des choses pour des mecs comme lui. Pour des Johnny, pour des Nanard. Pour des Eddie et des Marco. Son accident de Montgolfière en pleine campagne pour l’élection 2022 était vraiment un coup du sort, une énième provocation du Destin contre les petites gens comme lui et ses amis. Car Marine aurait fait quelque chose. Pas comme Micron le banquier homo refoulé à la solde des Rotschild et des juifs, prêt à tout pour laisser les migrants rentrer dans le pays – et pas que dans le pays, si vous voyez ce que je veux dire.
Pauvre France.
C’était le bordel dehors. L’insécurité, la misère. Le chômage. Deux ans étaient passés depuis le Covid et l’économie ne s’arrangeait toujours pas. Didier avait la chance de faire un boulot classé comme essentiel dans la dernière loi Travail, ce qui lui avait permis d’être revalorisé de deux-cents euros nets. Et puis il ne payait plus la taxe habitation depuis trois ans maintenant. Et comme il avait convaincu son employeur de faire passer une bonne partie de son salaire comme indemnités de déplacement non-fiscalisées, il ne payait pas d’impôt sur le revenu non plus. Aussi, avec le plan d’aide de huit-cents milliards pour les plus démunis, il avait pu récupérer quelques aides pour rénover son camion. Il en avait profité pour s’acheter un nouvel iPhone et un lecteur DVD Blu-Ray, utiles pour ne pas s’ennuyer pendant les trajets les plus longs.
Mais quand même, il n’aurait pas craché sur un peu d’allocs, que la CAF lui avait toujours refusées. Et pendant ce temps les bamboulas n’avaient qu’à faire des gosses à leurs trois femmes pour pomper les caisses de notre pauvre pays. Micron le banquier ne servait vraiment que les plus riches et les immigrés, qui s’en mettaient plein les poches sur le dos des petits blancs comme lui.
Micron lui sortait par les yeux. Il n’aurait pas son vote en mai prochain. Même s’il était le seul candidat restant, vu les circonstances délétères. Il voterait blanc, plus blanc que blanc. Pour la France, sa France.
BFM le rendait toujours un peu nerveux. Dès qu’il entendait le jingle, un éclair d’excitation passait en lui et il ne pouvait s’empêcher de laisser filer ses pensées. Ou alors il restait hypnotisé par Apolline de Malherbe, un sacré bout de femme celle-là. Une vraie belle femme, plus sexy que Jean-Jacques Bourdin.
Penser à Apolline lui fit repenser à son chibre. Et ça le rendait triste de repenser à son chibre, de s’imaginer tout ce qu’il ne pourrait plus réaliser maintenant. Tant de rêves envolés en fumée. Saint-Trop et ses nanas qui s’effacent, comme un mirage. Et puis ses difficultés avec la gent féminine. Sa condition de puceau.
Soudain des mots résonnèrent en lui.
A tous ces moments que j'avais cru partager,
C’était Goldman. Jean-Jacques Goldman. Comme un vent de fraîcheur tout droit venu de sa jeunesse innocente et enjouée passée sur les routes, Goldman passait à la radio et semblait parler directement à son cœur.
Aux phrases qu'on dit trop vite et sans qu'on les pense,
Toutes celles que je n'ai pas osées,
Ça le tuait. Jean-Jacques avait vu clair en lui. Lui avait compris qu’il était plein d’amour, qu’il avait toujours voulu bien faire quand il abordait des inconnues sur les aires d’autoroute. Qu’il était gentil. Pas comme ces connasses Sainte-Nitouche qui prennent tous les hommes virils et sûrs d’eux pour des violeurs.
Aux amours échouées de s'être trop aimés,
Visages, dentelles croisées juste frôlées,
Mais exactement ! Ça lui arrivait parfois de frôler des nanas, ou de les coller un peu dans la file d’attente des chiottes. Ou à la caisse au Courtepaille. Mais tout ce qu’il voulait c’était leur partager son amour. Ce n’était quand même pas sa faute s’il avait un faible pour les petites pépées. Un beau-gosse comme lui, pourquoi faire semblant de ne pas tomber sous le charme ? Elles ne comprenaient rien aux mecs, aux vrais, qui s’expriment sans complexes.
Aux trahisons que j'ai pas vraiment regrettées,
Aux vivants qu'il aurait fallu tuer,
Cette dernière phrase déclencha quelque chose en lui.
Aux vivants qu'il aurait fallu tuer
Didier eut une illumination. Son esprit n’avait pas carburé comme ça depuis le test de QI sur M6 en 2002.
Goldman venait de lui donner la solution pour que l’issue de l’élection soit plus favorable que prévu. Il se demandait pourquoi il n’y avait pas songé plus tôt.
Il passait sa vie sur les routes entre la Belgique et l’Ile-de-France. En tirant quelques ficelles il réussirait à trouver du matos. Il avait vu des choses parfois dans la nuit le long de l’A1. Et il avait quelques vieux contacts qu’il pourrait relancer. Il pourrait même peut-être embarquer quelques potes avec lui.
Mélenchon avait eu raison d’appeler les français aux armes pour marcher sur l’Elysée, avant qu’ils ne l’internent dans l’injustice la plus totale. Il avait eu raison pendant tout ce temps. Il avait eu raison en décrivant Micron comme le pion français d’une organisation mondiale orientée contre les faibles et les pauvres.
L’autre soir déjà sur la route, alors qu’il regardait « Hold up » sur son lecteur DVD portable, Didier s’était dit qu’il fallait faire quelque chose pour arrêter cet holocauste contre les pauvres. Evidemment que les pandémies avaient été organisées par les riches. Evidemment que les crises économiques étaient bidons.
Tout le monde sait bien que les billets de banque s’impriment, pourquoi alors est-ce si difficile d’en distribuer à tout le monde ? Car les riches les gardent pour eux. C’est pour ça que les riches veulent supprimer les pauvres. Et c’est un problème grave, très grave. Il est temps de se soulever, citoyens !
Ooooooh … à nos actes manqués,
HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY
Goldman lui avait donné la clé.
Il fallait supprimer Micron et commencer une Révolution.
Une nouvelle Révolution Française, par les Français, pour les Français.
De nouvelles Lumières. Par et pour des gens comme Didier.
Eclairés, et justes.
Informés.
Il avait eu une révélation qui allait tout changer. Une épiphanie.
Il but le reste de son Ricard cul-sec.
« Je te ressers ? » demanda Gérard
- Gégé, sers-moi une coupe de ton champagne le plus cher ! »
HEY HEEEY HEY HEEEY HEY HEY HEY HEY HEY HEY HEEEY
Pour la première fois depuis 1998, Didier se mit à bander.
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