Le Bruit

nouvelles et histoires courtes

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Par Arnaud Lander

Son angoisse le bouffait. Trop d’informations, tout le temps, partout, pour si peu d’effets dans sa vie de tous les jours. Trop pollué par le bordel ambiant, il surnageait tant bien que mal, comme une carpe affolée qui se serait perdue dans un fleuve en crue croupi par les déchets industriels et le surplus des égouts.

Comme une bulle de mucus qui gonfle et rapetisse, le souffle court, l’air qui n’entre pas tout à fait, la respiration qui s’accélère et s’arrête tout à coup au moment où on se demande si l’on n’est pas en train de cesser de respirer. Une bulle de mucus, voilà la sensation qui l’obsédait. Il était aux aguets des prochaines crises, de ces moments ni proches ni lointains où le stress l’envahirait tellement qu’il se demanderait s’il n’allait pas crever cette nuit.

Il glissa le doigt sur son smartphone.

Quelle technologie dévastatrice. Il avait été créatif un jour, mais c’était avant de devenir accro au scroll et de tomber dans le cliché du millenial sujet à la FOMO. Rien qu’en écrivant ces lignes il se dit qu’il n’était vraiment qu’une pauvre tâche tout juste capable de balancer des termes à la mode en se la pétant grave avec des phrases à rallonge.

Le coup de la mise en abîme, vu et revu. Inception avait fait son temps.

Que faire alors pour se remettre en selle ? Fallait-il se couper de tout ? Ou au contraire se laisser porter par le flot continu informationnel ? Partir dans le courant. Puis couler et devenir cet homme lambda et insignifiant qu’il avait toujours refusé de devenir et qu’il devenait pourtant.

Le coup de l’artiste refoulé plein de regrets, encore un cliché.

Il ne se l’expliquait pas, mais il avait tendance à partir dans tous les sens. Le problème de fond était peut-être tout simplement là. Sa femme le lui avait bien dit, et comme toutes les femmes, sa femme avait toujours raison. Depuis des années il n’avait plus exercé son muscle le plus critique : l’attention.

Il l’avait confondue avec l’obsession. L’obsessivité. Ce mot n’existait pas mais le caractérisait pourtant : la capacité à s’engouffrer dans le pays besogneux de la persévérance et du courage, mais s’y perdre, jusqu’à arriver dans le canton du trouble compulsif perfectionniste. La frontière était floue, invisible, et pourtant il ne fallait qu’un pas pour passer de Yosémite à la Vallée de la Mort, de la focalisation à la dispersion, de la concentration à la frénésie morbide.

Les mêmes schémas se reproduisaient à l’infini. Une belle fractale. Des espoirs qui donnent naissance à des espoirs qui donnent naissance à des espoirs.

Il songeait parfois à ce que serait le monde sans lui. L’idée tenace de ne rien contrôler dans ce monde le poussait à s’accrocher au moindre détail futil pour y chercher un gain immédiat. Il paniquait même parfois pour des broutilles simplement parce qu’elles n’étaient pas faites, terminées, sous contrôle.

Il rêvait souvent qu’il ne travaillerait plus, qu’il vivrait en faisant ces choses qu’il aime, mais qu’il ne prenait jamais le temps de construire. Il rêvait éveillé en faisant pour la six-cent soixante douzième fois les cent-cinquante kilomètres aller-retour vers son boulot. Il rêvait qu’il était libre alors qu’on lui passait les menottes un jour de plus. Il rêvait de s’en aller mais il restait planté là. Ancré dans le réel, il se persuadait qu’il en sortirait un jour comme par magie.

Il avait le sentiment d’avoir conquis le monde jadis. D’avoir escaladé des falaises et franchi des montagnes vertigineuses sans même regarder derrière lui. D’avoir affronté des tempêtes immenses et d’avoir tenu bon. D’avoir été quelqu’un alors qu’il n’avait jamais été personne.

Il pensait un jour faire son retour alors qu’il n’était jamais parti.

Dans ce texte il ne conclurait pas une fois de trop avec un héros qui saute. Il ne créerait pas de drame ou ne basculerait pas dans le romantisme béat. Pas d’humour, pas de peur, pas d’horreur. Une chute molle et terre à terre. C’était ce qui lui manquait souvent. Considérer le réel pour ce qu’il est : une masse visqueuse, presque liquide, pâle et posée là sur le plan de travail. Insaisissable, glissant sans cesse entre les doigts. Hors de contrôle et un peu dégoûtante. Sans trop d’odeur, si ce n’est celle de la crasse qu’on y dépose en tentant de l’attraper. C’était peut-être ça la solution au problème : arrêter de tout vouloir contrôler, surtout quand il faudrait clairement s’en foutre.

Au fond c’est cela qui le caractérisait jadis : il s’en foutait. Il n’était pas le plus grand, ni le plus beau, ni le plus riche, ni le plus influent. Mais il faisait ce qu’il aimait et le reste, il s’en foutait.

Il avait espéré un retour depuis tellement de temps maintenant. Il était temps.
Retour.

Retour chariot.

Fin.


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