Voyager-3000-HK01
Lundi 27 novembre 2051. Aucun bruit.
A travers l’espace intersidéral, élancé et perçant les étoiles, le Voyager-3000-HK01 poursuivait son chemin.
Les humains à bord n’étaient que viande. Depuis la grande famine de 2040, manger son prochain était redevenu socialement acceptable. L’arrêt de la Cour de Cassation du 23 juillet 2041 avait entériné ce principe et il était devenu monnaie courante d’approvisionner les Nouveaux Colons en chair humaine.
La survie de l’Humanité en dépendait.
C’est ainsi qu’ils avaient chargé le Voyager-3000-HK01 de 175 000 litres d’humain-fluide frais stockés en chambre froide, prêts à être consommés par intraveineuse pendant les vingt-trois ans d’hibernation de l’équipage, et en même temps mis en place un élevage hors-sol de femmes et d’hommes, spécialement programmé pour que le cheptel atteigne vingt-mille têtes lors de la phase terminale de la mission. A leur réveil, les Nouveaux Colons voudraient de la viande fraîche.
Didier Verstappen, boucher étoilé spécialisé dans la pintade de vieille, avait spécifiquement été sélectionné pour faire partie de la mission Hexatome-10. Son partenariat avec Viandy-Michon et l’influence de la l’agro-diaspora bretonne avaient clairement joué en sa faveur lors des jurys, mais personne ne pouvait nier son talent pour extraire l’essence du vieux et émerveiller les papilles.
Il était prévu qu’il s’éveille quelques semaines avant le reste de l’équipage pour disposer d’assez de temps dans le choix méticuleux des meilleurs individus. Après ving-trois ans, il fallait prendre le temps de réévaluer les lots, les bébés d’hier étant devenus des adultes, les adultes d’hier des vieux, les vieux d’hier des dépouilles, les couples d’hier des familles. Les Intelligences Artificielles bouchères de clustering aidaient à confectionner des groupes homogènes, mais le tri qualitatif et l’optimisation nécessitaient toujours l’œil d’un expert avisé.
Les lots bien réévalués et les algorithmes bien ajustés, Didier Verstappen pourrait alors planifier l’abattage des bêtes à fort indice de confiance, et organiser la découpe des pièces à horizon trois mois. Les rebuts quant à eux finiraient dans les pressoirs pour donner du jus. Manger n’allait pas sans boire.
Le cycle de production redémarrerait ainsi, et perdurerait le temps nécessaire à l’aboutissement de la mission Hexatome-10 portée par les Nouveaux Colons.
Lundi 14 octobre 2069. Une musique retentit.
[Gymnopédie n°1]
Didier Verstappen sentit comme un goût de cordon ombilical dans sa bouche. Son corps était tout mou et visqueux. Enveloppé en position fœtale dans son linceul à la poix, il se sentait à sa place. Reconnecté.
[Quand j’étais jeune, on me disait : "Vous verrez quand vous aurez cinquante ans". J’ai cinquante ans, et je n’ai rien vu.]
Une voix de spectre. Erik Satie.
C’était le thème que Didier Verstappen avait choisi pour son retour parmi les vivants. La musique et la phrase.
[Gymnopédie n°1]
Son esprit comprit que le réveil avait sonné. Gluant et prostré, il commença à remuer, péniblement. Il sentait ses yeux collés et ses oreilles rabougries comme des choux-fleurs. Ses mains et ses pieds tous fripés. Ses membres repliés sur eux-mêmes. Il sentait son corps, mais n’arrivait pas à le bouger. Il était au ralenti.
Quelqu’un était en train de lui faire une clé de jambe et il devait s’extirper de là.
La musique continuait.
[Gymnopédie n°1]
Clé de jambe. Mot de passe.
Il lui fallait le mot de passe.
[Gymnopédie n°1]
Tout à coup il se souvint. Il marmonna en bougeant sa bouche du mieux qu’il put.
« Clé … de jambe … »
[Silence]
La musique s’arrêta. Puis un claquement. Comme un sas qui s’ouvre.
Dans un flou total, il entrevit comme de longs bras mécaniques qui se tendirent vers lui. Pour le serrer doucement. Puis le déplacer d’un coup sec.
Voyager-3000-HK01 était en train de lever Didier Verstappen.
Dans un bruit dégoûtant de lavabo qu’on débouche, il se sentit comme projeté à l’extérieur d’une canalisation.
Porté quelques instants, les yeux mi-clos, il finit par atterrir doucement sur une sensation de plumes.
Il dormit.
Mercredi 11 décembre 2069. Un bruit de couperet.
Didier Verstappen était pensif. Tandis qu’il séparait le col du fémur d’une carcasse soigneusement choisie pour sa maturité – vu le bassin, celle-ci semblait avoir mis bas il y a quelques décennies – il se demandait pourquoi le reste de l’équipage n’avait toujours pas été réveillé. En particulier son commis.
Le plan, c’était qu’il ne soit pas seul à préparer les pièces. Et le commis manquait.
Pour le reste, la réévaluation des lots était l’une de ses prérogatives, et il n’avait aucun problème avec les ajustements d’algorithmes. De même, l’abattage pouvait s’assumer seul, le cheptel étant dispatché par rotation dans des boxes aux normes ISO-172003, orientés vers Le Mec avec accès aisé aux carotides.
Détailler autant de pièces était en revanche un travail physique qui s’opérait à plusieurs. C’était trop de viande à préparer pour une personne. Trop de carcasses à déplacer. Trop de beaux morceaux à en extraire. De la minutie, de la technicité, une touche de talent, certes. Mais de l’endurance physique également.
Compte-tenu du volume planifié à trois mois, la situation faisait porter un vrai risque de tension sur le nourrissage des Nouveaux Colons. Mais encore fallait-il qu’ils se réveillent.
Didier Verstappen fit une pose dans son désossage. Il avait besoin de prendre l’air. Il alla faire un tour dans le quartier-témoin du Voyager-3000-HK01.
Ces dernières semaines, il avait pris l’habitude de s’assoir sur le banc 743 du Square de l’Armagnac, juste au niveau du Mail Gérald Darmanin. D’ici on voyait des terrains de sport, des aires de jeux, des bureaux. Des commerces de proximité et des zones d’activité. Des containers d’habitation et des parcs. Tous prêts à être répliqués et démarrés sur la Terra Incognita. Cela donnait une idée de la vie future que les Nouveaux Colons façonneraient.
Ces paysages lui rappelaient son enfance dans les Ardennes. Ses histoires et ses contes. Un peu mélancolique, il n’avait jamais abandonné l’idée de retrouver un jour son folklore et ses héros disparus. Même ailleurs.
Une larme de nostalgie perla dans son coin d’œil.
Didier Verstappen reprit ses esprits. D’un pas décidé, il se releva et se dirigea vers son atelier.
Il avait besoin de se remonter le moral. Lors des réévaluations de lot, il avait justement repéré une petite famille qui ferait de très beaux onglets.
On comptait sur lui.
C’était sa mission. La mission Hexatome-10. Et il allait la remplir.
Jeudi 22 février 2074. Des sirènes inhabituelles retentissent.
« Attenzione. Attenzione. L'etichettatura del bagaglio è obbligatoria. »
Tout était déréglé. Le Voyager-3000-HK01 parlait italien et déclenchait tous ses gyrophares. L’équipage courait comme un poulet sans tête, effrayé par tout.
Les Nouveaux Colons étaient génétiquement modifiés pour s’adapter à toutes les circonstances, mais cette fournée « Interstellar Crew » était manifestement ratée. Elle aurait été plus utile débitée en bavettes. Didier Verstappen en avait maintenant la certitude.
Les détecteurs hypersoniques de matière avaient repéré une énorme masse à quelques milliers de kilomètres seulement. Des ondes fortes en émanaient.
La Terra Incognita.
Elle était juste là mais seul Didier Verstappen l’avait compris.
Tout à coup, noir total. Le silence.
Le calme qui revient. Et un écho qui fend l’air.
« Tu as vu comme ils sont gros aujourd’hui ? »
C’était féminin. Le son était très faible, mais les mots audibles. Rassurants.
En français.
Tout l’équipage s’arrêta net. Comment était-ce possible ?
« Tu as vu Oskar ? »
Les yeux de Didier Verstappen s'embuèrent.
Il semblait bien que ces interminables années seraient enfin conclusives.
Ils étaient les pionniers. Les Nouveaux Colons allaient communiquer avec des êtres d’ailleurs.
Avec la Terra Incognita.
Mais personne ne disait rien.
C’est alors que Didier Verstappen saisit l’occasion. C’était son heure. Il allait parler. Pour l’Humanité. Pour sa gloire. Pour la survie de l’espèce.
Confiant et prêt pour son rendez-vous avec l’Histoire, il ne sut lâcher qu’un :
« Madame ? Allo Madame ? »
Silence.
[…]
Puis une voix lointaine dans le bruit blanc.
« Tu viens Oskar ? Je suis dilatée comme jamais. »
En silence, un vortex s’ouvrit soudain et aspira le Voyager-3000-HK01 tout entier.
Dans un écho qui retentirait pour des millions d’années, Didier Verstappen cria :
« Dieu ! »
A travers l’espace intersidéral, élancé et perçant les étoiles, le visage de Bruno Le Maire apparut.
Dans le vide infini, le Voyager-3000-HK01 termina son chemin.
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